Ces dernières semaines ont vu se multiplier les pétitions pour « inventer le monde d’après ». Outre son caractère vaguement incantatoire, cette démarche dissimule bon nombre d’arrière-pensées pas toujours avouables. Pourtant, ces mouvements ont le mérite de susciter le débat d’idées et d’ouvrir de nouveaux champs de réflexion. À condition de ne pas oublier que le monde d’après commence dès maintenant, et que nous en sommes tous les acteurs, par nos choix économiques et citoyens.
C’est le dernier exercice à la mode, en ces temps de fin de confinement : la pétition pour le monde d’après. À grands renforts de hashtags inspirés, les signataires, de préférence célèbres ou influents, se drapent dans une indignation presque suspecte pour affirmer, que « non, rien ne sera plus jamais comme avant ! ». Le virus aurait-il, parmi ses nombreux effets secondaires, la faculté de faire vaciller les certitudes et muter les habitudes ? Loin de moi de considérer que tous les pétitionnaires confinés ne sont animés que par la recherche d’une minute de célébrité wahrolienne, en surfant sur cet épisode mondial inédit. Pourtant, à y regarder de près, on peut rester sceptique devant ces conversions aussi soudaines qu’inattendues aux thèses de l’écologie ou de la décroissance.
Mobilisation et réquisitoire
Que penser, par exemple, de cet appel de grands patrons français et internationaux, lancé à l’initiative du dirigeant de BNP Paribas, Jean-Laurent Bonnafé, qui, dans une tribune publiée dans le Monde le 3 mai, entend « mettre l’environnement au cœur de la reprise économique » , alors que plusieurs de ces entreprises ont construit jusqu’ici leur modèle sur l’exploitation des ressources fossiles ? Ou de cette mobilisation d’artistes et d’acteurs qui, de Robert de Niro à Juliette Binoche, disent « non à un retour à la normale » ? Evidemment, on peut se réjouir d’entendre des voix bénéficiant d’une large audience médiatique exprimer avec force leur conviction qu’un changement de cap est nécessaire. C’est ce qu’a fait, sous la forme d’un long réquisitoire posté sur Médiapart, l’acteur Vincent Lindon : après une vigoureuse critique de la politique gouvernementale, il appelle de ses vœux l’instauration d’une taxe « Jean Valjean » pour réduire les inégalités en France.
Les renoncements subis se sont parfois transformés en abandons choisis
On le voit, ces cinquante jours de confinement planétaire ont fait naître chez certains des prises de consciences salutaires et les renoncements subis se sont parfois transformés en abandons choisis. Mais ces initiatives ont également suscité un flot de critiques de la part de ceux qui n’y voient qu’hypocrisie et récupération. L’appel des grands patrons est ainsi apparu pour beaucoup comme une manœuvre à peine dissimulée de « greenwashing », tandis que d’autres ont fustigé les people écolos-bobos en leur rappelant leur train de vie habituel ou leur soutien grassement rémunéré à des grandes marques devenues des icônes de la consommation de masse ou de la futilité contemporaine.
Principes et idées reçues
Nicolas Hulot en a fait lui aussi les frais, avec ses « 100 principes » proposés comme autant de mantras pour l’après, et publiés le 6 mai à la faveur d’une campagne de communication savamment orchestrée. Débutant invariablement par la formule « le temps est venu », inspirée du discours d’investiture de Nelson Mandela en 1994, ces propositions ont pu apparaitre comme une collection d’idées reçues sans véritable portée politique. Chacune mériterait évidemment de longs développements, ce que la Fondation pour la Nature et l’Homme (ex-fondation Nicolas Hulot, dont on retrouve les initiales), propose d’ailleurs d’approfondir sur son site internet.
La liste des cent principes est toutefois complétée par cinq propositions politiques, qui elles, préconisent des choix économiques radicaux, pour transformer cette « crise sanitaire en crise salutaire », selon l’heureuse formule de l’ancien ministre de la transition écologique. On y trouve ainsi l’idée de « la création d’un fonds européen de relance et de transformation écologique de plusieurs milliers de milliards d’euros », « le financement de la transition dans les collectivités territoriales, grâce à une dotation exceptionnelle de plusieurs milliards d’euros pendant 3 ans », « le passage dulibre-échange au juste échange, en mettant fin aux accords de libre-échange par l’Union européenne et en interdisant l’entrée en Europe de produits fabriqués selon des normes contraires à celles de l’UE », « la relocalisation en France et en Europe, et en particulier de mettre en place un Buy Sustainable Act. Sans oublier la mise en place de « contreparties aux soutiens budgétaires en subordonnant l’adoption de plans d’investissements compatibles avec les enjeux écologiques et l’emploi ».
Opportunité inédite
Ces engagements font écho à d’autres initiatives citoyennes qui elles aussi exhortent leurs contemporains à ne pas reprendre la course folle de l’économie productiviste. C’est notamment le cas de ce collectif de scientifiques et d’universitaires, qui estime dans une tribune publiée le 7 mai dans le Monde « que le ralentissement économique imposé par la crise offre une opportunité inédite de s’attaquer enfin sérieusement aux problèmes écologiques et sociaux. Face aux immenses pressions qui pèsent déjà pour reprendre la course folle à la croissance, nous savons aussi qu’il faudra nous mobiliser par tous les moyens pour ne pas reprendre comme avant et ouvrir la voie d’un futur désirable », écrivent les signataires de cette tribune proposée par les Ateliers de recherche en écologie politique de Toulouse et d’Ile-de-France.
De leur côté, dès le début du confinement, tout début avril, soixante parlementaires ont lancé la plateforme « le jour d’après », avec une large consultation citoyenne autour de onze thèmes prioritaires pour nourrir le débat politique de l’après-pandémie. Ce « parlement ouvert » présente la synthèse des 8700 propositions recueillies ces dernières semaines ce mercredi 13 mai.
Changement de paradigme
Ce qui frappe, à l’issue de cette période de confinement, c’est l’effervescence d’idées partagées, souvent à l’initiative de collectifs, en dehors de tout cadre explicitement partisan. C’est l’esprit, par exemple de la démarche portée par Jean-Marc Jancovici, au sein du think tank The Shift Project. Pour cet expert de la transition écologique et énergétique, il s’agit de « mettre en œuvre une transformation de notre organisation sans miser sur le pari de la croissance ». Un changement de paradigme qui revient à remplacer la grille d’analyse traditionnelle. Il ne s’agit plus de raisonner en « euros », « croissance » et « dette », mais plutôt à partir de « métiers », « tonnes », « joules ». Ne pas se demander « combien ça coûte ? », mais « que fait-on ? », défendent les promoteurs du Shift Project.
La crise sanitaire a fait émerger de nouvelles priorités, très imparfaitement satisfaites par notre système économique mondialisé
Ces démarches résonnent évidemment avec celles s’inscrivant dans le champ de la Responsabilité Sociétale des Entreprises. Nous avions d’ailleurs consacré un article à cette question au début du confinement. La RSE fournit en effet des clés de lecture et d’action concrète pour adapter les organisations à une meilleure prise en compte des enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Chacun pressent que les mois qui viennent vont se traduire par une profonde crise économique, avec son cortège de licenciements, de dépôts de bilan, de faillites, de drames humains en grand nombre… Mais la crise sanitaire a également fait émerger de nouvelles priorités, très imparfaitement satisfaites par notre système économique mondialisé.
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