Dix-huit mois après la promulgation de la Loi Pacte, qui introduit notamment la notion d’entreprise à mission dans le droit français, quel premier bilan est-il possible d’en tirer ? Si dans les discours, les références à la RSE se multiplient, l’adoption du statut n’a pour l’instant séduit que quelques pionniers. Mais de nombreuses entreprises s’intéressent à cette démarche qui implique une préparation sérieuse.
En décidant de faire de Danone la première entreprise à mission du CAC 40, en juin dernier, son PDG Emmanuel Faber a largement contribué à populariser cette notion auprès d’un large public (lire notre article à ce sujet). Est-il aujourd’hui en train de lui faire du tort ? Il est évidemment trop tôt pour le dire, mais l’annonce, hier 23 novembre, d’un plan de suppressions de 2000 postes dans le monde, dont près de 500 en France, n’a pas manqué de susciter de très vives réactions. Le champion tricolore de l’agroalimentaire cherche ainsi à restaurer une rentabilité malmenée par la crise, et justifie ces mesures spectaculaires par la nécessité de repenser en profondeur son organisation pour renouer avec la croissance. Avec, à la clé, 1 milliard d’euros d’économies attendues d’ici à 2023. De quoi, espère-t-il, remonter un cours de bourse à la peine qui déçoit les actionnaires et rend Danone plus opéable que jamais.
Alors, tout çà pour çà ? Oubliés, les grands discours sur la nécessité de mettre du sens dans l’action et l’Homme au cœur du projet pour préparer le « monde d’après » ? Pas vraiment, car la démarche RSE prônée par Emmanuel Faber n’a jamais été présentée comme une alternative à la performance économique, bien au contraire. Et c’est d’ailleurs ce que certains lui reprochent vertement aujourd’hui : sacrifier les idéaux sur l’autel du pragmatisme. Emmanuel Faber encaisse et assume, insistant sur les conditions avantageuses du plan « Local First » pour les salariés les plus fragiles.
Sujet passionnel
En tout cas, s’il avait fallu un baptême du feu pour le récent concept d’entreprise à mission, il aurait été difficile de faire plus symbolique. Car il faut reconnaître que ce sujet, apparu dans la loi Pacte il y a 18 mois, ne laisse personne indifférent, entre ceux qui applaudissent à la reconnaissance du rôle sociétal de l’entreprise et ceux qui fustigent une démarche opportuniste sur fonds de « greenwashing ».
L’épisode Danone offre aussi l’occasion de rappeler une vérité première parfois oubliée : « le statut ne fait pas la vertu » et il n’exonère pas les dirigeants de prendre des décisions de gestion parfois difficiles. Ce statut d’entreprise à mission mérite sans doute mieux que les caricatures qui en sont parfois faites. En septembre dernier, France Stratégie a consacré une longue étude à ce sujet à l’occasion du premier anniversaire de la promulgation de la loi Pacte. Ce document accessible en ligne offre un panorama détaillé des différents articles de la loi et de leur mise en œuvre. Il s’intéresse notamment à sa « thématique 19 », consacrée justement à la société à mission.
Raison d’être et organe de suivi
Dans son rapport, France Stratégie rappelle que la loi Pacte apporte trois principales modifications d’applicabilité immédiate. « D’une part, elle consacre dans le code civil la notion jurisprudentielle d’intérêt social et la prise en considération par les sociétés des enjeux sociaux et environnementaux inhérents à leur activité. D’autre part, elle reconnaît la possibilité aux sociétés d’inscrire une raison d’être dans leurs statuts ; cette raison d’être est constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. Enfin, elle crée la qualité de société à mission : sur la base d’un engagement volontaire, toute société constituée en société à mission inscrit une raison d’être dans ses statuts, et charge un organe de suivi de vérifier l’atteinte de ses objectifs et l’adéquation des moyens engagés », peut-on lire sous la plume de Gilles de Margerie, président du Comité de suivi et d’évaluation de la loi Pacte, et d’Adam Baïez, rapporteur.
Cette dernière phrase est fondamentale. Il ne suffit pas, en effet, d’inscrire cette démarche dans ses statuts : la loi Pacte précise qu’il est indispensable que l’entreprise à mission puisse faire l’objet d’un suivi régulier par un organe indépendant. Et ce sont les résultats de cette évaluation qui permettront de vérifier l’écart entre les intentions et les actes.
Club restreint
Il est évidemment trop tôt pour tirer un bilan global de cette nouvelle disposition réglementaire, d’autant que les sociétés à mission sont encore l’exception en France. France Stratégie estime à « une soixantaine » le nombre d’entreprises qui se sont dotées d’une raison d’être. « Près de la moitié d’entre elles les ont inscrites dans leurs statuts (ou sont en passe de les y inscrire) », ajoute le rapport publié en septembre 2020. Sans surprise, ces raisons d’être se focalisent principalement sur des enjeux sociaux, comme la réduction des inégalités ou la recherche d’une croissance inclusive. Viennent ensuite les enjeux environnementaux, autour de la réduction de l’impact environnemental, le financement de la transition écologique, etc. Les enjeux purement économiques, liés à la gouvernance et à la performance, sont moins spontanément évoqués.
Quant aux sociétés à mission, elle ne se comptent pour l’instant que sur les doigts de … quelques mains. France Stratégie en a dénombré une vingtaine, qui avaient publiquement annoncé s’être engagées dans cette démarche avant l’été. Rares en effets sont les entreprises qui n’en profitent pas pour le faire savoir largement, à la faveur de plans de communication efficaces ! Outre Danone, on se souvient ainsi des annonces de Faguo, dans le secteur de la mode, du Groupe Rocher dans celui des cosmétiques, de l’assureur Maif ou encore du vépéciste Camif, pour n’en citer que quelques-unes.
D’après le recensement du cabinet le Play, on comptait 39 sociétés à mission en France à fin novembre.
Processus long
De son côté, le cabinet d’avocats Le Play tient un décompte actualisé des entreprises à mission. Son dirigeant, Errol Cohen, est l’un des spécialistes français du sujet. Il a notamment participé dès 2012 aux travaux du groupe des Bernardins (« refonder l’entreprise ») qui ont inspiré la loi Pacte et il a publié en 2019 un ouvrage de référence sur la question : La société à mission : enjeux pratiques de l’entreprise réinventée (éditions Hermann). D’après le recensement du cabinet le Play, on comptait 39 sociétés à mission en France à fin novembre.
Ce nombre restreint pourrait laisser à penser que la démarche demeure anecdotique. La réalité est sans doute plus complexe : pour pouvoir se revendiquer entreprise à mission, la candidate doit déposer une demande argumentée auprès du greffe du tribunal de commerce, en prouvant qu’elle respecte les conditions prévues par la loi pour bénéficier de cette qualité. Elle doit également se doter d’un organisme tiers indépendant qui sera chargé de la contrôler, et le cas échéant, de la certifier, dans la durée. Autant de conditions qui peuvent dissuader certains candidats et qui allongent la durée du processus, notamment en cette période de crise sanitaire avec la multiplication des retards dans le traitement des dossiers par les greffes des tribunaux de commerce.
Bientôt un observatoire ?
Afin de fédérer les initiatives et partager les bonnes pratiques, une Communauté des entreprises à mission s’est constituée en association dès la fin 2018. Elle réunit plus de 80 membres, personnes physiques intéressées par le sujet (dont plusieurs consultants) ou dirigeants d’entreprises à mission dument enregistrées. Elle est présidée par Emery Jacquillat, le charismatique patron de la Camif. La Communauté entend notamment se doter d’un Observatoire des entreprises à mission, afin de connaitre et comprendre ces acteurs économiques d’un type nouveau. Cette démarche bénéficie du soutien scientifique de la chaire Théorie de l’Entreprise des Mines Paris Tech. Les résultats de ses premiers travaux devraient être publiées dans les prochains mois. Ils seront sans doute scrutés de près pour mesurer la réalité de la démarche, et ainsi, susciter de nouvelles vocations.
De son côté, France Stratégies attend que les entreprises publiques s’engagent également dans cette voie : « Conformément à l’engagement gouvernemental, il conviendra de suivre la mise en place d’une raison d’être dans les sociétés financées ou contrôlées par l’Agence des Participations de l’État et Bpifrance », souligne le rapport déjà cité.
La prochaine étape, elle aussi à suivre de près, consistera à mesurer l’appétit des PME et ETI pour cette nouvelle manière d’envisager l’entrepreneuriat responsable. Dans un récent podcast de BàM !, Mathieu Tripault, juriste de l’Agence Déclic, soulignait l’importance de la préparation en amont pour ne rater aucune étape sur le chemin de la mission. Et être au rendez-vous des évaluations indépendantes. L’heure de vérité, en quelque sorte.
Xavier Debontride